On oppose souvent le Judo-loisir, voire le Judo-plaisir, au Judo de compétition.
Il y aurait d’un côté des athlètes aux moyens physiques hors du commun qui bénéficient d’un entraînement spécifique et qui développent ainsi une pratique différente (notamment en intensité) inaccessible au judoka lambda qui vient au club deux fois par semaine, pour le plaisir.
Il est vrai que lorsque l’on observe bon nombre de compétiteurs actuels on se dit « ce Judo n’a rien à voir avec celui pratiqué en club ».
Je comprends donc tout à fait cette perception immédiate et intuitive des choses, et d’autant plus que je l’ai moi-même défendue par le passé.
En déduire ex abrupto qu’il y aurait deux Judos, l’un de compétition l’autre de loisir m’apparaît aujourd’hui, après trente ans d’enseignement à un public très diversifié, dans de nombreux dojo de France et de Navarre, comme un sophisme pernicieux, particulièrement dangereux dans ses implications.
Je m’explique.
Une remarque tout d’abord sur la notion de plaisir en compétition. Il me semble indéniable (et scientifiquement prouvé) que la recherche du plaisir joue un rôle prépondérant dans la performance sportive. Nul champion ne va à l’entraînement comme on va à la mine, et lorsqu’il gagne un titre de valeur c’est souvent « le plus beau jour de sa vie » preuve qu’au-delà de la performance c’est un instant de félicité totale que l’athlète recherche. Plus trivialement, pour tout judoka « le pion, c’est le pied ! »
Utiliser la notion de plaisir pour distinguer une pratique amateur d’une pratique professionnelle ne me paraît donc pas pertinent.
Revenons-en donc au classique clivage Judo-loisir/Judo-compétition.
Lorsque l’on creuse un peu la notion de « Judo de compétition » c’est en fait « une pratique qui permet de gagner en compétition » dont les gens parlent. Elle nécessiterait un certain nombre de prérequis : une condition physique exceptionnelle obtenue à grand renfort de jogging et de musculation, des entraînements « commando » quotidiens, une science élaborée du Kumikata et quelques « trucs de compète » qui sont à l’apprenti champion ce que l’EPO est au grimpeur du tour de France.
De l’autre côté il y aurait le Judo-loisir pratiqué par des personnes qui se concentrent sur l’activité elle-même, et qui essayent simplement, avec peu de réussite, de faire tomber en utilisant des mouvements de Judo.
Si maintenant on fait se rencontrer les tenants des deux pratiques c’est indéniablement le premier groupe qui va gagner neuf fois sur dix.
On en déduit, et c’est là que le raisonnement dérape, que le Judo de compétition est plus efficace, ou plutôt plus efficient (cf. le texte d’un de mes élèves sur les notions efficacité-efficience ci-joint) que le Judo-loisir.
Or rien n’est plus faux.
Car il faut sans cesse avoir présent à l’esprit l’axiome fondamental de notre discipline « meilleure utilisation de l’énergie ».
Lorsqu’une ceinture noire de club fait trébucher un compétiteur aguerri, même si ce dernier gagne in fine, c’est la quantité d’énergie déployée qu’il convient de comparer, et non le résultat affiché, pour juger « lequel est le plus fort ».
Et cette analyse fonctionne également entre compétiteurs de haut niveau. Je me souviens par exemple du combat Suzuki-Bataille au dernier France Japon. D’entrée de jeu, Suzuki a placé un Tai-otoshi compté waza-ari. Bataille, qui est un formidable « guerrier, » l’a laminé les 4 minutes suivantes pour s’imposer dans les derniers instants. Lequel est « le plus fort » ? Qu’aurait fait Bataille, après ces 4 minutes exténuantes, s’il avait eu à rencontrer un second adversaire frais pour avoir, lui, planté au tour précédent ?
Une des raisons du succès de Legrand est qu’il peut passer un ou deux tours grâce à des ippons obtenus rapidement.
À haut niveau, c’est encore la meilleure utilisation de l’énergie qui fait la différence.
Si donc on considère qu’il est de l’intérêt de tout judoka d’optimiser l’utilisation de son énergie en vue d’une fin (par exemple gagner pour le compétiteur, se faire plaisir pour le dilettante), cela a deux conséquences :
Tout d’abord il n’y a plus lieu de distinguer entre Judo-loisir et Judo-compétition : Les deux recherchent le même « principe ».
Deuxièmement, le Graal de cette quête est le Judo, j’entends par là la maîtrise des techniques de Judo. Pourquoi ? Parce que, c’est du moins mon intime conviction, seule la maîtrise des techniques permet un saut qualitatif dans l’utilisation de son énergie.
L’amélioration de la force grâce à la pratique intensive de la musculation ou l’amélioration de l’endurance par le recours à l’athlétisme est un processus linéaire plafonné et malheureusement (le vieux que je suis l’atteste) réversible dans le temps. De plus l’augmentation de ces capacités n’est que partiellement transposable au Judo : ce ne sont que des moyens au service de quelque chose de plus complexe. Concrètement passer de 50 à 100 kg au développé couché pose plusieurs questions :
1. Combien de temps, quelle énergie cela m’a-t-il coûté ?
2. Combien me coûte le maintien de cette capacité dans le temps,
3. En quoi cette faculté est-elle transposable au Judo ?
À l’inverse, maîtriser une technique de Judo, c’est par définition, maîtriser un moyen de faire chuter quelqu’un en utilisant un minimum d’énergie. A l’extrême, si mon énergie est nulle mon efficience est infinie ! Cela n’est pas simple vue de l’esprit. Maîtriser les balayages par exemple, permet de faire
chuter n’importe qui sans énergie délier. Bien sûr des exercices annexes, de coordination par exemple, peuvent aider à l’apprentissage mais il n’en reste pas moins vrai que le bon moment le
bon « timing » relève de la sensation, du feeling : on peut travailler une technique des années sans rien sentir puis, un jour sentir le truc et la placer à tour de bras. C’est cette sensation magique, ce saut qualitatif comme je l’appelle, que tout judoka, quel que soit son niveau, recherche.
On l’aura compris, le but de ce plaidoyer que j’espère convaincant est qu’il n’y a aucune raison de distinguer Judo-loisir et Judo-compétition :
À l’inverse, accepter qu’il y ait deux Judos est à la fois pernicieux et dangereux car cela ouvre la porte à un éclatement de notre discipline et de notre famille en une multitude d’activités inconciliables : le Judo-loisir, le Judo-compet, le Judo-jeune, le Judo-vieux, le Judo-jeune-loisir ou pour vieux-compétiteur-sur-le-retour, etc.
C’est la mort du Judo.